3.

Lorsque les autres furent partis, Gankyû et Rikô se couchèrent. Chacun détacha la monture dont il était maintenant propriétaire, et s’allongea près d’elle en posant la tête sur son flanc. Leur nuit fut de courte durée. Levés dès les premières lueurs de l’aube, ils se préparèrent à manger.

— Shushô n’a pas de provisions. Tu crois qu’on peut trouver de l’eau par ici ? demanda Rikô.

— Oui, en creusant le sol, d’après les gôshi.

— Hier, ils l’ont cherchée partout. À mon avis, elle ne doit pas être près du ravin.

Il promena son regard sur les environs. Assis face à lui, Gankyû observait son visage, l’air intrigué.

— En fait, tu es un type… comment dire ?… assez énigmatique.

— Ah bon ? Tu trouves ? dit Rikô, souriant.

— Oui. Je n’arrive pas à savoir qui tu es vraiment. Mais je sais que tu ne répondras pas à ma question.

— Un simple voyageur…

Gankyû eut un petit rire narquois.

— Oui, c’est ça. Je me doutais que tu répondrais quelque chose dans le genre. Mais dis-moi franchement, pourquoi tu veux retrouver Shushô ? Tu sais bien que c’est trop tard, non ?

— Tu voudrais la laisser se débrouiller toute seule ?

— C’est pas pour ça que tu veux la retrouver, arrête…

— Donc toi, tu te fiches de la laisser seule ? C’est plutôt cruel, non ? Mais si tu te soucies si peu de son sort, pourquoi tu es resté avec les ascensionnistes ?

— Parce que…

— Shushô t’avait renvoyé. Tu aurais pu quitter le convoi et aller chasser dans ton coin. Mais tu es resté. C’est donc que quelque part, Shushô ne t’est pas si indifférente que ça, non ?

— Non, tu te trompes, marmonna Gankyû. C’est juste qu’un peu plus loin, il y a un bon terrain de chasse et que ça m’arrangeait de rester avec les autres jusque-là.

— Ah oui, vraiment ? Tu doutes de ma réponse, alors laisse-moi te dire que la tienne n’est pas très convaincante non plus.

— Ça va, laisse tomber… dit Gankyû en soupirant.

Rikô souriait toujours.

— Tu es un petit malin, Gankyû. Tu ne me dis pas la vérité, mais tu essaies de me la faire dire. Seulement, si tu veux jouer au plus fin avec moi, faudra quand même que tu te montres un peu plus rusé.

— Merci du conseil, maugréa-t-il. Mais je tiens pas forcément à te faire dire la vérité. C’est juste que…

— Quoi ?

— J’arrive pas à savoir ce que tu as derrière la tête. Dans quel but est-ce que tu fais tout ça ?

— Ah, ça…

— Parfois, j’ai l’impression que tu complotes quelque chose.

— C’est bien possible, oui…

Gankyû fixait l’éternel sourire de Rikô qui, en cet instant, lui semblait plus énigmatique que jamais. Il chercha ses mots.

— Écoute. D’abord, tu es entré dans la mer Jaune, soi-disant parce que tu te faisais du souci pour Shushô. Bon. Ensuite, quand elle est allée avec le groupe de Kiwa, tu l’as laissée partir. Tu m’as dit que c’était parce que tu ne voulais pas risquer ta vie inutilement. Pourquoi pas. Et maintenant, tu es ici, et tu es prêt à t’exposer pour la retrouver. Avoue que tout ça est un peu étrange, non ?

— Mais le shuen est mort. On est tranquilles maintenant… répondit Rikô, l’œil pétillant.

— Fais le malin, va. Si le shuen est mort, dis-toi bien qu’il y en a d’autres, des yôma. Si tu tiens un minimum à la vie, tu ferais mieux de rejoindre le groupe de Chodai et de continuer avec eux jusqu’au mont Hô. Et au lieu de ça, tu me donnes ton sûgu pour partir à la recherche de Shushô. Pourquoi tu n’es pas resté avec elle et Kiwa, alors ? C’est ça que je n’arrive pas à saisir, vois-tu…

— Tu m’as mal compris.

Rikô affichait toujours son aimable sourire. Gankyû commençait à se dire qu’il ne fallait peut-être pas trop s’y fier.

— Écoute. La première fois que j’ai rencontré Shushô, c’était au royaume de Kyô. Elle avait besoin d’aide et je lui ai donné un coup de main. Comme ça, pour rien, parce que j’en avais envie. Mais quand elle m’a dit qu’elle voulait se rendre au mont Hô, j’ai eu l’intuition que si elle y arrivait, ce serait elle qui monterait sur le trône. Qu’elle deviendrait du coup la plus jeune reine que l’histoire ait jamais connue. C’est ce qui m’a décidé à l’accompagner. Mais je t’ai déjà raconté tout ça, non ?

— Donc tu es entré dans la mer Jaune uniquement pour vérifier si elle serait choisie ?

— En gros, c’est ça, oui. Mais après, c’est vrai que j’ai commencé à m’intéresser à l’Ascension et à toute cette traversée. Et puis, j’ai aussi voulu connaître un peu mieux Shushô avant qu’elle monte sur le trône.

— Ah oui… je vois, dit Gankyû avec un sourire en coin.

Rikô éclata de rire.

— Mais non, idiot ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ! Ce n’est pas du tout ce que j’ai en tête !

— Oui, oui, je sais. Tu as tes raisons, disons…

— Exactement, j’ai mes raisons. Tu crois que quelqu’un capable de donner un sûgu à un type comme toi a besoin de chercher à profiter de ses relations avec l’éventuelle future reine de Kyô ?

— Oui, vu comme ça…

— Ce qui n’empêche que j’ai réellement voulu faire la connaissance de Shushô.

— Alors, pourquoi ?

— Je te l’ai déjà dit : ce qui compte, ce n’est pas que Shushô ait croisé sur son chemin quelqu’un qui a bien voulu l’aider, mais que ce quelqu’un, c’était moi. Et comme je l’ai rencontrée par hasard, dans un certain sens on peut dire que j’ai eu de la chance. Du coup, j’ai préféré la connaître davantage, plutôt que de lui dire au revoir tout de suite.

— Je comprends vraiment rien, marmonna Gankyû.

Rikô s’esclaffa.

— Et donc je suis venu jusqu’ici. Mais si Shushô ne monte pas sur le trône, mes efforts n’auront servi à rien. C’est pour ça qu’au moment où elle a dû choisir entre le groupe de Kiwa et celui des Kôshu, j’ai pensé que ce choix allait décider de son destin.

— Donc, pour être clair, si Shushô ne monte pas sur le trône, elle ne t’intéresse pas. C’est ça ?

— Mais non ! C’est l’inverse ! Combien de fois il faut que je te le dise ? Si elle ne monte pas sur le trône, c’est moi qui ne l’intéresse pas ! J’ai quand même réfléchi avant d’entrer dans la mer Jaune, figure-toi. Pour résumer : si Shushô devient reine, alors ma présence ici a un sens. Dans le cas contraire, je serais fou de vouloir insister. Je n’ai pas le droit de risquer ma vie pour une folie.

— Personne n’a envie de mourir pour une folie.

— Tu m’as mal compris. J’ai un devoir. Comme les gôshi, qui doivent protéger leur client. Et je n’ai pas le droit de manquer à mon devoir pour une cause perdue d’avance. Tout le monde doit accomplir son devoir. Parce que c’est son devoir. Ce n’est pas vrai ?

— Oui… Je pense que oui.

— Bien. Donc s’il devient clair que ce n’est pas Shushô qui montera sur le trône, ce qui importe pour moi, ce n’est pas de protéger sa vie, mais de protéger la mienne. En revanche, s’il reste une probabilité que ce soit elle, alors je dois tout faire pour l’aider.

— Je pense que j’arriverai jamais à te comprendre.

— Ça m’en a tout l’air, oui, dit Rikô en souriant. Shushô a commis une bêtise en se querellant avec toi et en allant avec Kiwa.

— Une bêtise ?

— Bien sûr. Elle n’aurait jamais dû se fâcher avec son shushi si elle veut devenir reine. La vie du souverain compte davantage que celle de n’importe qui d’autre dans le royaume.

— C’est absurde, ce que tu dis.

— Peut-être, mais c’est comme ça. Une société qui désire se soumettre à un roi doit accepter ce genre de logique. Vous, les Kôshu, vous n’aimez pas les gens comme Kiwa qui abandonnent leurs suivants. Mais si c’est lui qui doit être choisi, il est obligé de les sacrifier si sa vie en dépend. Cent vies sauvées ne compenseront pas la perte de celle du roi. Parce que sur ses épaules reposent les vies de trois millions de ses sujets.

— C’est une logique répugnante…

— Tu trouves ? Pourtant elle ressemble beaucoup à celle des gôshi. Pour protéger leur client, ils sont parfois obligés de sacrifier la vie des autres. Ce n’est pas très différent, je trouve. Le royaume de Kyô n’a plus de roi. Donc pour sauver ce peuple, il peut s’avérer nécessaire de devoir sacrifier quelques centaines de vies.

— C’est une logique inhumaine, dit Gankyû d’un ton sec.

Rikô continuait de sourire.

— C’est vrai. C’est celle de toute société qui a besoin d’un roi. En revanche le roi, lui, ne doit pas s’y laisser enfermer. Il doit au contraire la dépasser. C’est même là que réside la marque de sa souveraineté.

— Pardon ?…

Rikô prit un air amusé.

— La logique dont je viens de te parler, c’est celle des sujets, de ceux qui doivent obéir à leur roi et respecter le trône. Mais celui qui occupe le trône, celui qui est au-dessus de ses sujets, ne doit pas se cacher derrière la loi qui est celle de ses sujets. Parce qu’il est le roi. Et ce n’est pas parce qu’il est assis sur le trône qu’il est le roi, c’est parce qu’il est roi qu’il peut occuper le trône, tu saisis la nuance ? Autrement dit, en tant que roi, il a le devoir de dépasser la logique inhumaine qui pèse sur ses sujets.

Gankyû se frotta les tempes du bout des doigts.

— J’y comprends rien à toutes tes salades… Mais…

— Mais quoi ?

— Je crois quand même que j’ai pigé un truc. En fait, tu veux retrouver Shushô parce que tu as appris qu’elle s’en était sortie, et ce bien qu’elle ait choisi de suivre Kiwa. Tu me dis si je me trompe, mais en résumé, et pour dire les choses à ma façon, il y a, d’une part, les imbéciles qui refusent de faire un détour face au danger que représente un yôma ; les gôshi, qui, eux, font le détour ; et les gôshi supérieurs, qui ne font pas le détour mais qui parviennent à tuer le yôma tout en protégeant leur client. C’est ça ?

— Oui, c’est une assez bonne… traduction.

— Et c’est pour cette raison que tu n’as pas essayé d’empêcher Shushô d’aller avec Kiwa. En fait, tu voulais la mettre à l’épreuve pour savoir si elle était digne d’être reine. C’est ça ?

— Tu as tout compris ! conclut Rikô en riant.

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